C’était en novembre dernier : un incident « parmi d’autres ». Cette nuit-là, le docteur M., célèbre chirurgien de la clinique mutuelle de Grenoble, était de garde. Une femme se présente aux urgences après avoir subi une crise cardiaque. « Il était trois heures du matin », raconte Richard [prénom d’emprunt], un autre médecin de l’hôpital. Mon collègue n’a pas pu joindre l’infirmière de garde et l’opérateur radio qui étaient censés l’assister au bloc opératoire sur leur téléphone professionnel. Le lendemain, nous avons constaté que notre direction avait coupé les lignes SFR de tout le personnel d’astreinte de la clinique. Parce qu’elle trouvait ça trop cher et voulait négocier les prix [avec l’opérateur]dit Richard.
Heureusement, « la chirurgienne a joint une autre infirmière sur son téléphone portable personnel. Elle n’était pas de garde, mais elle a accepté de venir au milieu de la nuit ». Cet épisode a marqué la clinique mutuelle de Grenoble. Plusieurs autres employés nous en ont parlé et nous ont fait part de leur « incompréhension ».
Le directeur de l’Hôpital Mutuel de Grenoble (ou GHM, pour Groupe Hospitalier Mutualiste, souvent appelé « la Mut ») est Bernard Bensaid. C’est un homme d’affaires touche-à-tout. A la tête de son groupe de 12 000 salariés, qu’il a rebaptisé Avec (anciennement Doctegestio), il a racheté des entreprises en difficulté dans plusieurs secteurs : résidences de tourisme, maisons de retraite et, plus récemment, cliniques. Cette diversification est apparemment perdue, le résultat net du Groupe Avec est dans le rouge : moins 20 millions d’euros en 2021.
En octobre 2020, Bernard Bensaid rachète « la Mut » aux deux mutuelles qui la géraient auparavant*. Depuis, les salariés se plaignent, « cela fait chuter dangereusement les coûts. Nous sommes restés dans la salle de réveil d’une salle d’opération pendant quatorze jours sans électrocardiogramme », raconte encore Richard. « Tout ça parce qu’il voulait négocier une remise de 10% sur la réparation de l’appareil. » Un autre médecin de la clinique nous a également raconté cet épisode.
Richard affirme également qu’un département supérieur de la clinique a reçu une subvention de recherche de dizaines de milliers d’euros fin 2020. Mais à son avis, il aurait fallu plusieurs rappels au manager pour leur verser l’argent de cette bourse… Huit mois plus tard. « C’est très inconfortable pour les médecins qui ont prêté le serment d’Hippocrate et cela va à l’encontre de nos valeurs. Les fonds de recherche ne doivent pas servir à combler le déficit d’une structure ou d’une entreprise, poursuit le médecin. En pleine Covid, ce monsieur a aussi confisqué l’argent pour payer les amendes d’un certain nombre de médecins. Il a fallu une lettre de relance pour récupérer l’argent. Et c’est de l’argent public parce que c’est dépensé par l’Agence régionale de santé (ARS). » D’autres médecins de la clinique nous ont raconté une histoire similaire. Nous publions ci-dessous un extrait du courrier envoyé l’an dernier à l’ARS d’Auvergne-Rhône-Alpes par ceux dont les amendes n’ont pas été payées.
Extrait d’un courrier envoyé à l’ARS par des médecins de la clinique de Grenoble en 2021 (CHRISTOPHE AGOSTINIS / MAXPPP)
De son côté, une salariée décrit des « travaux de maintenance » qui « n’auraient pas lieu ou auraient lieu avec beaucoup de retard ». Elle parle d’investissements, même les plus petits, « au point mort ». Par exemple, un préparateur aurait attendu « plusieurs mois un bureau » pour préparer ses commandes.
Tous ces incidents combinés, ainsi que d’autres problèmes plus techniques (notamment autour des honoraires des médecins), ont poussé la commission médicale de l’établissement à demander le 9 mai 2022 le renvoi de Bernard Bensaid à la direction de la clinique. Cette demande n’est pas anodine. Bien que la commission médicale n’ait qu’une fonction consultative, elle réunit tous les médecins et sages-femmes de la clinique.
Extraits du compte rendu de la Commission Médicale Clinique (CME) de la Clinique de Grenoble du 9 mai 2022. (GERALDINE HALLOT / CELLULE ENQUETE DE RADIO FRANCE)
Evoquant les lignes téléphoniques coupées, le matériel manquant et les amendes confisquées, le directeur de la clinique, Bernard Bensaid, a déclaré à la cellule d’enquête de Radio France que « l’ARS, qui chapeaute le GHM, n’a rien signalé de négatif dans le fonctionnement de l’établissement (…) Je ne permettra pas que le travail de chacun soit entaché par des rumeurs malveillantes propagées par une toute petite poignée d’employés en quête de conflits (…) ». De son côté, l’Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes a répondu qu’elle n’était « pas compétente pour les questions liées à la gestion interne d’un établissement ».
Bernard Bensaid nous a également assuré sur la requête en révocation de la commission médicale de l’établissement : « Il a toujours été convenu que le directeur général adjoint que j’avais nommé serait renforcé par un directeur administratif. Le profil de poste doit être défini dans les prochains jours », sans préciser s’il souhaite lui-même rester directeur général.
Mais au-delà de cette question de gouvernance, la gestion financière de la clinique pose aussi question. Les syndicats Force ouvrière (FO) et Confédération générale du travail (CGT) ont porté plainte contre X auprès du parquet de Grenoble pour « détournement illicite ». Notamment, un contrat de service signé en 2020 entre Bernard Bensaid, patron du Groupe Avec, et… Bernard Bensaid, patron de la clinique (rappelons-le, il occupe les deux postes).
Dans cet accord que nous avons reçu, il est écrit que chaque année la clinique doit reverser 1% de son chiffre d’affaires, soit environ 1,7 million d’euros, au Groupe Avec. En retour, Avec doit envoyer des employés du siège social pour soutenir l’hôpital avec des services de personnel, de communication ou d’informatique.
Extraits de la convention signée en octobre 2020 entre la clinique et le Groupe Avec (ex-Doctegestio) (GERALDINE HALLOT / CELLULE ENQUETE DE RADIO FRANCE)
En interne, cette convention fait grincer des dents. Un salarié de la clinique que nous avons rencontré explique : « 1,7 million d’euros par an correspond à une soixantaine d’emplois à temps plein dans le groupe Avec qui viendraient à la clinique. Mais soixante membres à temps plein du Groupe Avec ne nous rejoignent pas. Ils sont à peine deux ou trois ! » Le salarié poursuit : « Il y a un fort soupçon que l’argent retourne au groupe Avec pour des services qui n’existent pas. » Mais là aussi, on nous dit que c’est de l’argent public puisque le La clinique mutuelle de Grenoble est financée à plus de 80% par l’assurance maladie, tandis que le groupe Avec qui la contrôle est entièrement privé.
L’accord du 9 octobre 2020 a été renforcé par un autre contrat signé en janvier 2022. Ce deuxième document stipule que la clinique doit verser un euro par jour et par employé au groupe Avec pour pouvoir utiliser les applications numériques.
Extraits de la convention signée en janvier 2022, qui fixe les tarifs des applications numériques dans le GHM de Grenoble. (GERALDINE HALLOT / CELLULE ENQUETE DE RADIO FRANCE)
Il s’agit de divers outils qui permettent, par exemple, de soumettre des vacances, de communiquer en interne ou d’accéder aux services de Google (Google Workplace). « Un euro par jour et par personne pour un Google Drive, c’est cher », plaisante un médecin. L’an dernier, le Comité social et économique (CSE) de la clinique mutualiste a désigné un expert qui a estimé le coût de ces prestations à un tarif bien inférieur. « Plusieurs abonnements sont possibles de quatre à 15 euros par utilisateur et par mois, selon le niveau de sécurité et la capacité de stockage des données », indique le rapport 2021 dont nous disposons.
Interrogé sur ces conventions, Bernard Bensaid défend l’utilité et la réalité des prestations facturées à la clinique. « Notamment grâce à l’utilisation de moyens informatiques mutualisés, notre groupe parvient à faire redémarrer des établissements en grande difficulté, comme la Clinique de Grenoble en 2020 », écrit-il.
Quoi qu’il en soit, au niveau politique, cette affaire fait grand bruit. Christophe Ferrari, le président de Grenoble-Alpes Métropole (communauté d’agglomération grenobloise), dit craindre que « Bernard Bensaid ne vienne à la clinique trouver de quoi financer son groupe tentaculaire, j’allais dire son Imperium ». L’an dernier, le président de l’agglomération s’était joint à un recours syndical annuler la vente de la clinique à Bernard Bensais (voir note de bas de page). Christophe Ferrari est désormais en contact avec d’autres responsables de collectivités locales en conflit avec le responsable du groupe Avec en Savoie et à Metz par dessus tout.
*Les syndicats FO, UNSA et CGT, ainsi que des associations d’habitants, la Ville de Grenoble et Grenoble-Alpes Métropole avaient saisi le juge des référés pour faire annuler la vente de la clinique. Ils ont été libérés en première instance (10 novembre 2021) et en appel (7 juin 2022). Le juge a renvoyé l’affaire au fond. L’audience aura lieu dans quelques mois.